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Digues torrentielles : l’expertise des services RTM de l’ONF

Retour d'expérience


illustration Digues torrentielles : l’expertise des services RTM de l’ONF

En montagne, le risque d’inondation est fortement lié aux crues torrentielles. En première ligne, les services de Restauration des Terrains en Montagne (RTM) de l’ONF gèrent des ouvrages de protection et mobilisent une expertise unique. Entretien avec Yann Quefféléan, spécialiste du risque torrentiel.

Forts d’une centaine d’agents répartis sur trois agences de massifs (1),  les services de « Restauration des Terrains en Montagne » (RTM) de l’Office National des Forêts (ONF) assurent la gestion d’ouvrages domaniaux de protection contre les crues, ainsi que des missions de conseil, de maîtrise d’œuvre et des études et expertises pour le compte des services de l’Etat et des collectivités locales en montagne. Yann Quefféléan, Responsable technique national RTM et expert en hydraulique torrentielle, répond aux questions de France Digues.

 

Yann Quefféléan, depuis quand les services RTM travaillent-ils à la Prévention des inondations (« PI ») ?

Y.Q. Depuis leur création qui remonte à plus de 160 ans ! Les crues du milieu du XIXème siècle, notamment celle exceptionnelle de 1856 sont en grande partie à l’origine de la politique de Restauration des Terrains en Montagne de l’Etat (qui relève du ministère de l’agriculture) avec une première loi datant de 1860. Une des causes mise en avant de ces crues majeures était la surexploitation des forêts en montagne et l’état très dégradé des terrains qui en résultait. L’objectif principal des travaux RTM de l’Etat est de lutter contre l’érosion des sols et de régulariser le régime des eaux, grâce à des opérations massives de reboisement (qu’on qualifierait maintenant de SFN « solution fondée sur la nature », à l’époque appelées « génie forestier » ou  « génie végétal ») associé à d’importants travaux  de correction torrentielle. Se faisant, en limitant à la source les apports de matériaux, on réduit significativement les effets des inondations en montagne. Jusque dans les années soixante-dix, les interventions des services ONF-RTM se concentraient ainsi essentiellement sur les parties hautes des bassins versants. A la suite de plusieurs événements dramatiques en 1970 (avalanche à Val d’Isère - 39 morts ; glissement de terrain au plateau d’Assy - 71 morts), les missions de l’ONF-RTM se sont considérablement élargies pour couvrir l’ensemble des volets de la prévention et de la gestion des risques en montagne, dont les crues torrentielles constituent une part importante. Depuis cette période, l’objectif n’a pas changé, il s’agit de disposer d’un service opérationnel proche du terrain pour apporter un appui technique aux préfets /services de l’Etat et aux collectivités territoriales.

 

Pour diminuer les risques torrentiels, l’ONF-RTM gère des ouvrages hydrauliques ?
Nous gérons effectivement une dizaine de kilomètres de digues domaniales RTM pour le compte de l’Etat. Comme le prévoit la loi, leur gestion doit être définitivement transférée aux collectivités gemapiennes avant fin janvier 2024. Ces digues ne constituent qu’une très petite part des ouvrages que nous gérons, puisque l’Etat dispose d’un parc de plus de 20 000 ouvrages, essentiellement des barrages et seuils de stabilisation des lits torrentiels situés dans le haut des bassins versants domaniaux.  Ces ouvrages continueront d’être gérés par l’ONF-RTM, ce qui constitue l’essentiel de notre mission pour le compte de l’Etat.

 

Quelles sont vos autres activités dans ce domaine ?
Dans le cadre de nos missions d’intérêt général pour le compte du ministère de l’écologie (MTECT), nous intervenons en appui aux services de l’Etat (Préfecture, DDT(M)), mais également aux collectivités territoriales (à la demande de l’Etat) sur les onze départements de montagne où les services ONF-RTM sont présents, à savoir ceux des massifs alpin et pyrénéen.

Nous apportons cet appui aux services de l’Etat et aux collectivités (à la demande de l’Etat) en cas d’événements naturels. Les DDT(M) peuvent par ailleurs nous solliciter pour donner un avis sur les études hydrauliques, les dossiers relatifs au système d’endiguement…

Une autre de nos missions consiste à relever les événements naturels qui se produisent en montagne dont les crues torrentielles et notamment celles qui ont pu impacter les systèmes d’endiguement, pour garder la mémoire du risque. Ces événements sont capitalisés et mis à disposition du public sur une base de données spécifique, la base de données RTM qui regroupe à ce jour plus de 44 000 événements, dont un peu moins de la moitié (21 000 événements) concernent les inondations et crues torrentielles.

Ces dernières années, nous avons également participé activement à la mise en place de la compétence Gemapi (Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations) en zone de montagne, au niveau local avec les DDT(M) et les collectivités, et au niveau national, lors des groupes de travail organisés notamment par France Digues.

Enfin, nous pouvons appuyer les collectivités territoriales dans un cadre conventionnel ou en répondant à des appels d’offres pour tout type de mission se rapportant aux ouvrages hydrauliques (études de danger des SE, maîtrise d’œuvre, conseil et appui, AMO).

Les ouvrages de protection contre les crues torrentielles sont très spécifiques…

Il y a une multiplicité d’ouvrages de protection qui existent en montagne, des digues organisées en systèmes d’endiguement, mais aussi des ouvrages qu’on ne retrouve quasiment qu’en montagne, comme les dispositifs de correction torrentielle et les plages de dépôt.

En France, on distingue les protections dites « passives » des protections « actives » (cf. schéma ci-dessus) (2). L’objectif de la protection active est d’agir sur les causes de l’érosion et du transport solide. Les protections actives sont donc mises en place plutôt sur le haut des bassins versants (bassin de réception et chenal d’écoulement), il s’agit de dispositifs dits de « correction torrentielle », essentiellement constitués de barrages et seuils de stabilisation/consolidation des lits. Les protections passives sont quant-à-elles plutôt situées à l’aval, sur le cône de déjection ou en bordure de rivière torrentielle, pour limiter les effets des crues torrentielles sur les enjeux. On retrouve bien entendu des systèmes d’endiguement, mais aussi beaucoup de protections de berges. Dans certains secteurs de montagne, il a autant, voire même plus de protections de berges que de tronçons de digues.

D’autres types d’ouvrages complémentaires sont présents en montagne. Les ouvrages « parafouilles » protègent contre l’affouillement des ouvrages : radier, pavage intégral du lit, poutre parafouille, sabot/recharge constitué de plusieurs rangées de gros blocs... leur présence est indispensable pour garantir la pérennité des ouvrages notamment des digues qu’ils protègent contre l’affouillement.  Les chenaux larges ou zones de régulation du transport solide, les pièges à flottants et les pièges à blocs, les épis sont aussi très utilisés en montagne…

La réglementation se focalise essentiellement sur les digues et les systèmes d’endiguement, mais il ne faut pas oublier qu’il existe en montagne plein d’autres ouvrages qui concourent à la prévention des crues torrentielles.

 

Toute cette panoplie d’ouvrages répond aux particularités des crues torrentielles. Quelles sont-elles ?
Les crues torrentielles sont caractérisées par les vitesses d’écoulement élevées et par des hauteurs d’eau et des submersions relatives plus faibles qu’en fluvial, mais aussi par un fort transport solide. Le transport solide sous forme de charriage (transport en fond de lit de cailloux, pierres, blocs…), de laves torrentielles ou de flottants est souvent intense, bien plus qu’en fluvial, ce qui peut conduire à des évolutions morphologiques majeures. Le transport solide est d’autant plus important que la pente est élevée et qu’on est proche des sources sédimentaires (berges et fond érodables, glissement de terrain, apports de torrents latéraux …).

« En montagne, les parts solide et liquide sont indissociables. On ne peut pas évaluer et gérer les risques d’inondation, sans tenir compte du transport solide. »

 

Exemple d’évolution morphologique : Le Boréon à St-Martin Vesubie (06)
Tempête Alex 10/2020 © F. Adamo (Cerema)

 

Et quelles en sont les incidences, y compris sur le choix des ouvrages ?
Les conséquences sont multiples : phénomènes d’érosion et d’affouillements très marqués, engravement ou incision du lit (selon le profil en long du lit, les apports solides amont durant la crue, les évolutions de pente… pas de réponse univoque d’une crue à une autre), divagations des lits torrentiels, avulsions (changement de lit), fort recrutement de bois flottants, cheminements aléatoires des écoulements débordants, lissage de la topographie initiale des terrains submergés, et en cas de laves torrentielles, transport de gros blocs ou de flottants, avec  des impacts dynamiques potentiels. Un cours d’eau torrentiel est capable de modifier totalement sa (ses) section(s) d’écoulement comme on peut l’observer sur les photos ci-dessous.

Le choix, la conception et la complémentarité des aménagements doivent en tenir compte. En cas de très fort transport solide, on aura tendance à privilégier en amont les aménagements visant à réduire le volume de matériaux (correction active), à le stocker (plage de dépôt) et/ou à gérer le transport de matériaux solides durant les crues (zone de régulation, chenaux larges). Les chenaux et systèmes d’endiguement servent ensuite à faire transiter les écoulements souvent encore fortement chargés en matériaux au droit des zones à enjeux.

 

Le transport sédimentaire, cela peut être des très gros blocs ?
Certains blocs, peuvent atteindre plusieurs m3. En 1998, une lave torrentielle survenue sur la branche du Bragousse du torrent du Boscodon (05) a transporté un bloc de près de 250 m3 (plus de 600 T). Le bloc s’est arrêté sur l’atterrissement d’un de nos barrages RTM (cf. photo). Sur l’Arbonne à Bourg-Saint-Maurice, un bloc de 300 m³ a été transporté en juin 1948 de la cote 1500 m jusqu'à la cote 1320 m. Des cas heureusement très rares ! Des blocs de quelques m3 à la dizaine de m3 sont en revanche beaucoup plus fréquents.

En dehors de la taille des gros blocs transportés, le paramètre le plus fréquemment utilisé pour caractériser la magnitude des événements est le volume de laves. En 1948 et 1996, des volumes de laves évalués entre 200 000 et 300 000 m³ ont atteint le cône de déjection du torrent de l’Arbonne et l’Isère en contrebas.

Deux événements majeurs (1987, 2014) sont également survenus sur le torrent de Saint Antoine à Modane (73) avec des volumes respectifs de 80 000 et 50 000 m3. La construction d’une plage de dépôt en amont des enjeux a permis de réduire l’impact de l’événement de 2014, même si des dégâts ont tout de même eu lieu en partie basse du cône. Lors de ces deux événements plusieurs ouvrages de correction torrentielle ont été endommagés voire détruits par le passage de laves et les gros blocs transportés .

Même si cela peut paraître impressionnant, nous considérons qu’un barrage de correction torrentielle qui permet d’arrêter un très gros bloc avant qu’il n’atteigne les zones à enjeux a pleinement joué son rôle, même si cela se fait parfois « à ses dépens » (cf. photo).

 

1998 - Boscodon (05) - crédit ONF-RTM

 

Vous parlez de lave torrentielle, c’est une composante systématique des crues torrentielles ?
Non. D’une part, parce que les crues torrentielles concernent à la fois les torrents et les rivières torrentielles. Or les laves torrentielles sont des phénomènes spécifiques des torrents. Les rivières torrentielles ont une pente trop faible pour permettre la propagation de laves torrentielles. L’occurrence d’une lave torrentielle d’un torrent affluent peut par contre venir obstruer la rivière principale par ses dépôts, créer un remous en amont et renvoyer les écoulements sur la berge opposée. Il faut en tenir compte dans l’étude de danger d’un système d’endiguement qui se situerait sur cette rive.

D’autre part, les laves torrentielles ne se forment pas systématiquement sur tous les torrents, heureusement ! Il faut que le bassin versant présente certaines caractéristiques de prédisposition : fortes pentes, taille réduite du BV, potentiel important en matériaux dans la zone source, en volume et selon la nature des matériaux … Elles se forment généralement à la faveur des fortes pluies, sur des pentes fortes et lorsque le site permet la formation d’un mélange concentré d’eau et de matériaux solides de granulométrie étendue, allant des argiles à des blocs de dimensions métriques. L’ensemble a un aspect monophasique de boue chargée de blocs rocheux.

Dans le cadre d’une étude de danger d’un système d’endiguement en bordure d’un torrent, l’identification de la capacité à engendrer une lave torrentielle est un élément essentiel de l’analyse pour définir les scénarios de référence. Il ne faut surtout pas occulter ce phénomène s’il peut se produire (et uniquement s’il peut se produire), car sinon cela remet en cause toute l’analyse de l’EDD, puisque les conditions d’écoulement, d’étalement et les niveaux de sollicitations sur les ouvrages, les hypothèses mêmes retenues dans les scénarios de défaillance sont bien différents des écoulements à charriage.

« Si on n’a pas le temps d’évacuer ou de mettre en sécurité les personnes exposées, il faut que les ouvrages tiennent. »

 

Quelles sont les autres spécificités des crues torrentielles ?
Un autre point essentiel à rappeler est la durée de la montée de crues qui est bien plus rapide en torrentiel qu’en fluvial, parfois moins d’une heure sur les petits bassins versants et notamment en bordure de torrent et en cas d’occurrence de laves torrentielles (quelques minutes à dizaines de minutes), contre plusieurs jours, voire semaines en fluvial. Cela conduit à une différence majeure sur la capacité à évacuer les personnes dans la zone protégée par un système d’endiguement.

Sur de petits bassins versants de montagne, il est ainsi parfois impossible de mettre en œuvre une procédure d’alerte et d’évacuation fiable à 100 %, la montée de crue étant potentiellement bien trop rapide. C’est pourquoi la prévention du risque d’inondation repose alors essentiellement sur les ouvrages de protection, dont les systèmes d’endiguement qui doivent garantir un haut niveau de protection. Il faut impérativement que les ouvrages résistent, de préférence durant toute la crue et a minima le temps d’évacuer, ou de mettre en sécurité les personnes.

C’est un point fondamental à ne jamais occulter et une différence notable avec le fluvial. Parfois un niveau de protection bas d’un système d’endiguement ne sera pas « acceptable » si on n’a pas le temps d’évacuer ou de mettre en sécurité les personnes exposées, il faut que les ouvrages tiennent.

 

En termes de risques et dommages, comment se traduit la prégnance du transport solide ?
En termes de risques de débordement sur une berge ou de surverse sur la crête d’une digue, il est indispensable de prendre en compte le transport solide pour évaluer l’évolution du fond du lit durant la crue. En cas de diminution notable de la pente sur le profil en long d’un torrent et/ou d’apports massifs en matériaux, il est possible que l’engravement du lit - voire sur les berges en cas de débordement - soit bien supérieur à la hauteur d’eau durant la crue. Celui qui ne tiendrait compte que de la hauteur d’eau est sûr de se tromper dans son analyse et de sous-estimer le risque de débordement ou de surverse.

En termes de dommages aux biens et aux infrastructures (ouvrages de protection, voirie, réseaux …), les enjeux peuvent ainsi être inondés comme en fluvial, mais ils peuvent également être engravés de matériaux (parfois sur plusieurs mètres) du fait du transport solide intense ou impactés violemment (effet dynamique) par des laves torrentielles, des gros blocs ou des flottants.

Les destructions en contexte torrentiel résultent tout de même majoritairement des phénomènes d’érosion externe et d’affouillements par les écoulements. Lors de la tempête Alex dans les Alpes Maritimes en octobre 2020, la très grande majorité des dégâts aux enjeux (ouvrages, bâtiments, infrastructures…) est imputable aux érosions et affouillements par les écoulements, soit par érosion directe de la berge qui provoque sa destruction, soit par érosion du pied d’une berge haute qui provoque son effondrement, soit par érosion des terrains parcourus par les écoulements suite à un débordement latéral ou amont. Très souvent, c’est plus l’affouillement et le sous-cavage des infrastructures qui provoquent leur destruction plutôt que leur engravement (qui peut tout de même  être lui-même dommageable) ; les deux phénomènes peuvent se succéder lors d’un même événement (érosion à la montée de crue, engravement à la décrue).

C‘est d’ailleurs pourquoi on peut difficilement dissocier le risque d’inondation du risque d’érosion en montagne, et la prévention des inondations en montagne ne peut se concevoir sans la prévention de leurs conséquences les plus dommageables, à savoir l’érosion du lit et des berges.

 

« Le principal mécanisme de défaillance des systèmes d’endiguement en contexte torrentiel est de très loin l’érosion externe. »

 

Et qu’en est-il pour les digues ?

C’est exactement pareil pour les digues et les systèmes d’endiguement. Le principal mécanisme de défaillance des SE en contexte torrentiel est de très loin l’érosion externe. C’est une autre différence avec le contexte fluvial, où le mécanisme de défaillance par érosion interne est très prégnant.

Je ne connais personnellement pas de cas de rupture de digues en bordure de torrents par érosion interne. Il faut reconnaître qu’après l’apparition d’une brèche, il est parfois difficile de déterminer la ou les cause(s) exacte(s) qui l’ont initiée. Mais souvent certains indices permettent d’écarter l’érosion interne (très faible mise en charge, durée de dégradation très courte…). Ce risque est d’une manière générale, très réduit, voire inexistant dans le cas des torrents, car les durées de crues et de mise en charge des remblais sont relativement courtes (le maintien d’une cote d’eau à un niveau élevée ne dure pas très longtemps, ce qui limite la saturation des sols). Dans le cas des laves torrentielles, ce risque peut d’emblée être écarté étant donné la brièveté des phénomènes ; ces écoulements ont par ailleurs plutôt tendance à déposer une couche de boue sur le parement des digues latérales.

Pour les digues en bordure de rivières torrentielles, il convient d’être plus prudent vis-à-vis du risque d’érosion interne, notamment pour les digues dont le corps et/ou la fondation sont constitués de matériaux sablo-limoneux. On peut alors se rapprocher d’un contexte de digues fluviales tant du point de vue géotechnique qu’en termes de durée des crues. Les phénomènes d’érosion externe sont parfois tellement forts, y compris en bordure de rivières torrentielles qu’ils peuvent conduire à une défaillance prématurée du SE, bien avant que les processus d’érosion interne n’aient le temps de se développer.

C’est pourquoi dans la plupart des cas torrentiels, l’analyse des risques devrait se concentrer principalement sur les érosions externes, même si celles-ci restent difficiles à évaluer étant donné la complexité des mécanismes en jeu, l’hétérogénéité des ouvrages et le caractère aléatoire de certains phénomènes.

 

Plage de dépôt domaniale RTM du Claret (Saint-Julien-Montdenis, 73) -crédit ONF -RTM

 

Pour contenir le transport solide, on construit des plages de dépôt (PDD). Solution indispensable en montagne ?

Pas forcément. Ce sont effectivement des ouvrages spécifiques à la montagne qui ont pour fonction de stocker tout ou partie des matériaux charriés en crue ou des laves torrentielles avant d’atteindre les zones à enjeux, mais heureusement on n’a pas besoin d’en construire sur tous les torrents.

Dans la mesure du possible, nous essayons de maintenir le transport sédimentaire vers l’aval. Déjà pour ne pas perturber trop les milieux (une PDD peut perturber l'équilibre sédimentaire en aval) et d'autre part l’entretien de ces ouvrages peut revenir très cher à moyen ou long terme.

Les plages de dépôt restent tout de même indispensables dans certaines situations, c’est d’ailleurs ce qui conduit à leur construction, notamment lorsque le transit sédimentaire ne peut s’évacuer naturellement jusqu’à la rivière principale (très forte diminution de pente sur le cône de déjection, rupture de la connexion sédimentaire avec la rivière principale…) et/ou que le lit chenalisé ou endigué à l’aval au droit des zones à enjeux est largement sous-dimensionné. Dans ce dernier cas, nous privilégions maintenant l’aménagement de zones très larges pour réguler le transport solide plutôt que le stocker, dans la mesure du possible.

Comment ces plages de dépôt sont-elles gérées en France ?
Pour connaitre le nombre de PDD et leur localisation, nous avons réalisé un inventaire des PDD existantes en France en 2018. On en dénombre 330, dont seulement 20 % sont gérées par l’ONF-RTM pour le compte de l’Etat (PDD domaniales RTM). La majorité, les 80 % restants, sont gérées par les collectivités territoriales (à quelques rares exceptions près). Il est important de définir entre la collectivité, maître d’ouvrage initial et propriétaire/gestionnaire de la PDD (voire l’Etat pour les PDD domaniales) et l’autorité gemapienne qui va entretenir (curer) la PDD à l’avenir. L’autorité gemapienne peut notamment décider de reconnaître une PDD comme contributive à la prévention des inondations (il n’y a pas d’obligation). Les ministères de l’écologie et de l’agriculture ont apporté des précisions sur la façon de prendre en compte ces ouvrages dans une note diffusée début 2020. Si une plage de dépôt est située en amont d’un système d’endiguement, il convient d’intégrer cette PDD dans l’analyse des risques et d’apprécier dans l’EDD du système d’endiguement, si la PDD participe, et de quelle manière, à l’efficacité globale du système. Il est conseillé qu’une convention soit signée entre l’autorité gemapienne et le propriétaire/gestionnaire de l’ouvrage afin de définir le rôle de chacun, les modalités de gestion de l’ouvrage et les éventuelles participations financières entre les parties.

Contrairement aux digues, la loi n’oblige pas un transfert de gestion systématique à l’autorité gemapienne.

 

Et quel entretien nécessitent ces plages de dépôt ?
Le principal entretien consiste à les curer régulièrement. Les plages de dépôt ont été dimensionnées pour un certain volume de dépôt, qu’il convient de maintenir pour conserver leur pleine efficacité.  Les coûts d’entretien peuvent être très élevés selon l’activité du torrent. Dans la vallée de la Maurienne, il nous est arrivé de curer une plage de dépôt domaniale qui s’est reremplie juste après suite à un nouvel orage. Les coûts peuvent rapidement atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros, avec potentiellement des opérations du curage qu’il faut reconduite plusieurs fois dans l’année pour les torrents les plus actifs.

Aujourd’hui, nous essayons plus de réguler le transport solide, en ne prélevant l’excédent de matériaux qu’à l’occasion de fortes crues, que de tout arrêter. Les ouvrages de sortie de certaines PDD ont été adaptés pour laisser passer plus de matériaux lors des événements les plus courants, comme par exemple sur la plage de dépôt du Claret, en Maurienne.

 

 

Plage de dépôt du Claret après travaux -crédit ONF -RTM

 

Venons-en aux ouvrages de correction torrentielle, quel est leur rôle ?
Ils peuvent avoir plusieurs fonctions qu’il serait trop long de développer en détail ici. Pour faire simple, ce sont principalement des barrages et seuils de stabilisation, voire de consolidation des lits, qui sont mis en place en « escalier » (c’est-à-dire les uns derrière les autres) dans un chenal à fond et berges affouillables, en partant d’un point dur en aval pour garantir la stabilité de l’ensemble de la correction. Leur fonction principale est de limiter l’incision des lits et donc des berges, dont l’incision du lit pourrait remettre en cause la stabilité, de réguler le transport solide, et donc de réduire les apports de matériaux en cas de crue. Les barrages créent des atterrissements en amont de l’ouvrage avec une pente plus faible, qui favorise l’arrêt des très gros blocs (comme nous l’avons vu précédemment).

Ces ouvrages sont généralement construits en partie haute du bassin versant (bassin de réception et chenal d’écoulement), souvent en amont des plages de dépôt, qui devraient quant-à-elles être implantées au plus près des enjeux (apex du cône). Il peut exister également des seuils de stabilisation de lit sur les cônes de déjection (chenal ou endiguement à biefs affouillables).

 

Barrages de correction torrentielle - Torrent du Chagnon à Vars (05) (crédit RTM)

 

Les protections de berge sont aussi très présentes en montagne. De quoi s’agit-il ?

Comme leur nom l’indique, il s’agit de protections du talus de la berge et/ou du pied de versant, mises en œuvre pour lutter contre l’érosion externe par les écoulements. On distingue les protections de berge des digues, uniquement parce qu’il n’y a pas de partie en élévation qui dépasse du terrain naturel dans le cas d’une berge, contrairement à une digue. Malgré cette différence, le talus côté torrent d’une digue doit également, dans la majorité des cas (hors torrent à laves dans certaines conditions) disposer d’une protection de son parement côté cours d’eau…

En général, la protection est constituée par un ouvrage de génie civil, souvent minéral ou mixte en contexte torrentiel, le génie végétal étant plutôt adapté au contexte fluvial et aux faibles vitesses : carapace en enrochements, mur en maçonnerie, perré en béton armé…. pour ne citer que les plus répandus. Il faut en général que cette protection résiste à de fortes, voire très fortes sollicitations en termes de vitesses ou de contraintes de cisaillement, mais également en termes de profondeur d’affouillement potentiel, voire d’impact dynamique en cas de laves.

La probabilité qu’une berge ou un parement de digue soit érodée en crue est forte s’ils ne sont pas protégés, notamment avec des écoulements à charriage. Paradoxalement les phénomènes d’érosion sont moins prononcés en présence de laves torrentielles (en dehors de quelques configurations particulières : coudes marqués, chutes de grande hauteur…) qu’en charriage. Cela doit être pris en compte dans l’analyse des scénarios de défaillance du SE.

Si le parement de digue est protégé par une carapace en enrochements, mais que celle-ci est non protégée ou insuffisamment protégée contre l’affouillement, elle risque d’être sous-cavée en crue et donc de s’effondrer. On ne le rappelle jamais assez, c’est très souvent l’absence ou l’insuffisance du dispositif parafouille, pour lutter contre l’affouillement qui se développe en pied d’une carapace de protection, qui conduit à sa ruine. Il faut mettre en œuvre des sabots parafouille largement dimensionnés (trois couches de blocs) et d’un volume conséquent.

« C’est très souvent l’absence ou l’insuffisance du dispositif parafouille qui conduit à sa ruine. »

 

Vous insistez sur l’importance particulière de ces protections, pourquoi ?
Oui, parce dans les parties hautes des bassins versants en montagne, il a autant, voir plus, d’enjeux protégés par des protections de berge que par des systèmes d’endiguement. Si on reprend l’exemple de la tempête Alex en octobre 2020, qui est la crue la plus dommageable dans les Alpes depuis celle de 1957, il y a eu quelques ruptures de digues qui ont concerné une vingtaine de bâtiments, mais rien à voir avec l’immense majorité des bâtiments, plus de 200 bâtiments impactés ou détruits, et infrastructures détruites durant la crue, qui l’ont été par érosion des berges et des versants.

Comme il n’y a pas d’obligation réglementaire de gestion des protections de berges, elles risquent de devenir les « parents pauvres » de la prévention des risques torrentiels en montagne. En effet, l’autre différence entre les SE et les protections de berges est réglementaire. Les digues organisées en système d’endiguement sont réglementées au titre de la sécurité des ouvrages hydrauliques, alors que les protections de berge, comme la plupart des autres ouvrages existants en montagne, (hors digues) ne le sont pas (en dehors des rubriques IOTA qui s’imposent potentiellement à tous).

Les systèmes d’endiguement ne peuvent dorénavant être gérés que par l’autorité gemapienne, alors que pour les protections de berges il n’y a aucune obligation, ce qui laisse un certain flou sur leur gestion future. Pourtant la très grande majorité des protections de berge ont été mis en œuvre par la puissance publique et non par les particuliers. Notre objectif n’est bien sûr pas d’imposer une nouvelle réglementation contraignante sur ces ouvrages, mais d’attirer l’attention sur l’importance de ces ouvrages et la nécessité de les gérer durablement tout autant que les SE. Comme la réglementation n’impose rien, il faut définir localement qui de l’autorité gemapienne ou de la collectivité locale prend en charge la gestion de ces ouvrages. C’est un choix politique, qui n’est pas sans implication financière forte.

 

Et dans quels cas devraient-elles être intégrées à un système d’endiguement (SE) ?
C’est à l’autorité gemapienne de décider. Il existe malgré tout quelques configurations types, qui devraient inciter fortement l’autorité gemapienne à intégrer les protections de berge au SE. Il s’agit notamment de toutes les protections de berges en continuité, en amont ou intercalées entre les tronçons de digues.  En cas de rupture de ces protections de berge, les tronçons de digue peuvent être contournés par l’amont et la zone protégée atteinte. On aura beau constater que la digue n’a pas rompu, le résultat est le même, la zone protégée est atteinte. Il y a donc un intérêt pour le gemapien à gérer également ces ouvrages, dont le mauvais état pourrait compromettre tout son travail à l’aval.  Les écoulements torrentiels sont susceptibles de divaguer sur de longues distances et de changer de lit intégralement (avulsions) même sans rupture de digues. Globalement sur un cône de déjection, le SE devrait intégrer tous les ouvrages de protection sur les deux rives et jusqu’à l’apex (sommet) du cône.

 

Donc la réglementation sur la « PI » ne prend pas spécifiquement en compte ces ouvrages ?
Comme indiqué précédemment, il n’y a pas d’obligation réglementaire pour les Gemapiens de reprendre en gestion ces ouvrages. Ils ne sont d’ailleurs pas identifiés par la réglementation comme concourant spécifiquement à la prévention des inondations (PI). Pour autant, l’autorité gemapienne a toujours la possibilité de reconnaître ces ouvrages de protection de berge comme des ouvrages ayant un effet de prévention contre les crues torrentielles, et ils ont, croyez-moi, un réel effet sur les conséquences des crues torrentielles puisqu’ils permettent de se prémunir contre l’effet le plus dommageable, à savoir l’érosion des berges.

 

Mais ces ouvrages peuvent tout de même être entretenus par les Gémapiens ?
Rien n’interdit à ma connaissance, à une autorité gémapienne ou à une commune d’entretenir une protection de berge contre l’érosion, même si elle n’est pas intégrée dans un système d’endiguement. Et si cela ne fait pas partie des compétences obligatoires de la compétence Gemapi, certaines collectivités gemapiennes en montagne ont tout de même décidé de les gérer. Il s’agit pour elles d’une question d’équité territoriale ou de solidarité amont-aval.

Certains ne sont pas d’accord avec ce principe, ils considèrent que c’est aux riverains d’entretenir les protections de berges. Mais ce discours peut être difficile à entendre, puisque la plupart de ces ouvrages sont des ouvrages publics qui ont été construits historiquement par la puissance publique (communes, Etat …) et non par les riverains. De mon point de vue, le maître d’ouvrage initial reste responsable à l’égard des tiers des dommages causés par l’existence ou le fonctionnement d’un ouvrage public.

 

 


Le Bastan à Esterre-Lus Saint sauveur (65) – Juin 2013 © Sécurité civile

 

On entend parfois dire que la réglementation sur les systèmes d’endiguement n’est pas adaptée aux crues torrentielles… Est-ce exact ?
Il est vrai qu’au départ la réglementation a sans doute été pensée plutôt en considérant le contexte fluvial que le contexte torrentiel, car le fluvial (fleuves et grandes rivières) concerne la très majorité des personnes menacées en France par des inondations. Mais cela a été corrigé par l’arrêté du 30 septembre 2019 [Ndlr : découlant en partie de la mobilisation de France Digues et de ses adhérents auprès des services de l’Etat ] qui prend mieux en compte les spécificités des crues torrentielles et répond au besoin d’adaptations du contenu des EDD au torrentiel. L’arrêté précise clairement que « Le contenu de l’étude de dangers est adapté et proportionné à la complexité du système d'endiguement (…) et à l'importance des enjeux pour la sécurité des personnes et des biens ». Cet arrêté propose aussi une démarche multi-scénarios, que nous employons pour notre part depuis nos premières EDD en 2010, lorsqu’il n’est pas possible de préciser quantitativement le risque résiduel de rupture.

 

Justement, qu’avez-vous constaté sur les EDD en contexte torrentiel ?
L’adaptation de contenu des études de danger au contexte torrentiel n’est pas encore toujours effective dans la pratique. Certains bureaux d’études utilisent les mêmes approches en torrentiel qu’en fluvial et ne connaissent pas - ou du moins n’emploient pas - la démarche multi-scénarios proposée par l’arrêté de 2019. Cela devrait s’améliorer au fil du temps puisque l’arrêté est encore "récent".

Autre constat, les spécificités des écoulements torrentiels sont parfois insuffisamment prises en compte, avec un recours trop systématique à la modélisation hydraulique 2D à fond fixe alors que le transport solide et les flottants vont modifier fortement la morphologie du lit et des berges et donc les conditions d’écoulement. La précision affichée par la modélisation 2D est alors illusoire, et elle peut conduire à des résultats très éloignés de ce qui va se produire en crue. C’est vrai en particulier en bordure de torrents et de rivières torrentielles à fortes pentes (>2 %), lors des crues à charriage qui sont potentiellement très morphogènes.

Comme je l’ai indiqué, l’analyse des risques devrait également se concentrer sur les phénomènes d’érosion externe (érosions par le cours d’eau, affouillements des ouvrages ou érosion par surverse), car c’est de très loin le mécanisme prépondérant de défaillance en contexte torrentiel. Le problème est qu’il est difficile à quantifier étant donné la complexité des mécanismes en jeu, l’hétérogénéité des ouvrages et le caractère aléatoire de certains phénomènes qui sont à l’origine de ces érosions externes. En termes d’accidentologie, on constate que les digues torrentielles rompent souvent prématurément par érosion directe par le cours d’eau lorsque le parement de digue et sa fondation sont insuffisamment protégés contre l’érosion, et ce, bien avant que les autres mécanismes puissent générer des défaillances. C’est d’ailleurs pourquoi les niveaux de protection en torrentiel sont souvent relativement bas, liés à la prévalence des phénomènes d’érosion externe et à l’insuffisance des dispositifs de protection et de leur parafouille.

 


Arrêt d’un gros bloc sur la cuvette d’un barrage de correction torrentielle
(août 2014 - Torrent de St Antoine - Modane 73) © ONF-RTM

 

Quel autre constat faites-vous sur ces EDD torrentielles ?
Un autre constat est que les études et procédures restent lourdes et coûteuses pour des « petits » systèmes d’endiguement (SE) torrentiels, typiquement ceux qui correspondaient à l’ancienne classe D, ce qui peut parfois décourager les autorités gemapiennes de mener les procédures à leur terme, voire de les engager, pour certains petits SE. Il est dommage de voir que certains renoncent à régulariser leurs systèmes vu la complexité des procédures. Les ouvrages ne seront donc plus entretenus, ni gérés… jusqu’à la crue qui nécessitera d’intervenir en urgence. Certes les ouvrages concernés sont en général de moindre importance en termes d’enjeux, mais ils correspondent souvent à des zones protégées où une évacuation préventive ne peut pas être garantie, du fait de la taille réduite des bassins versants.

Il reste donc un effort important à faire en termes de proportionnalité du contenu des EDD, proportionnalité prévue, rappelons-le, par l’arrêté de 2019. Très peu d’EDD sont pour l’heure réellement "proportionnées", les bureaux d’études craignant qu’une étude "proportionnée" soit rejetée par les services de contrôle.

 

Cet arrêté de 2019 invite à la proportionnalité pour les EDD. Plus en détails, qu’en pensez-vous ?
Il faut espérer que ce ne soit pas un vœu pieux, car pour l’heure la proportionnalité dans le contenu des EDD est encore peu mise en œuvre dans la pratique, alors qu’elle devrait pouvoir s’appliquer en contexte torrentiel vu l’importance réduite des enjeux pour certains systèmes d’endiguement.

Malgré le nombre élevé de variables et de situations qui peuvent se présenter en torrentiel, il est recommandé de retenir un nombre limité de scénarios ou sous-scénarios pour limiter l’effort d’étude et faciliter leur synthèse et la communication. On veillera tout de même à retenir tous les scénarios probables qui amènent à des résultats bien contrastés, même s’il n’est pas toujours évident (voire impossible) d’attacher une période de retour à certains scénarios du fait du caractère aléatoire de nombreux paramètres.

De même, nous l’avons déjà dit, il faut proportionner l’effort d’analyse selon la prépondérance des mécanismes de défaillance et écarter d’emblée certain(s) mécanisme(s) de détérioration si cela est justifié, et bien entendu en le justifiant.

Il est probable qu’il manque une note d’interprétation donnant certains conseils pour proportionner le contenu des EDD à bon escient et selon le contexte, pour aider les bureaux d’études et les services de contrôle.

 

 

Yann Quefféléan

 

Revenons aux aspects techniques. Comment faut-il faire pour calculer les niveaux de protection en contexte torrentiel ?
La démarche générale d’analyse des risques est sur le principe similaire au fluvial. Plusieurs scénarios sont pris en compte, qui dépendent des types de phénomènes (charriage, lave), des paramètres hydrologiques (débit de pointe, durée de crue…), des apports solides (volume, granulométrie…). Des sous-scénarios peuvent également être considérés en cas de facteurs aggravants (flottants, gros blocs, etc.) ou si des risques d’obstruction peuvent survenir à des points singuliers (ponts, dalots, etc.) favorisant ainsi les débordements.

Pour chaque scénario et sous-scénario, l’ensemble des mécanismes de défaillance doit être passé en revue pour déterminer le plus probable pour tel niveau d’écoulement (ou de contrainte) et déterminer ainsi le niveau de protection par tronçon de digue homogène.

Ceci étant, l’élaboration des EDD reste très complexe étant donné le caractère chaotique de certains phénomènes (respirations, divagations, effets des flottants, etc.). De nombreux paramètres n’étant pas totalement maîtrisés ou maîtrisables, il sera difficile, voire impossible, de donner des probabilités de défaillance chiffrées pour tous les mécanismes, notamment pour l’érosion externe, qui, comme nous venons de le dire, est le mécanisme de défaillance prépondérant en contexte torrentiel. Nous proposons donc de retenir une approche d’évaluation parfois plus qualitative que quantitative de la probabilité de défaillance du système d’endiguement, basée sur le croisement des niveaux de sollicitations et de résistance.

 

Dans cette optique, comment évaluez-vous les niveaux de sollicitation ?
Pour chaque bief hydrauliquement homogène, chaque scénario retenu et chaque mécanisme de détérioration (érosion externe, surverse, etc.), les niveaux de sollicitations sont évalués selon une échelle à cinq voire six niveaux (nul, très faible, faible, moyen, fort, très fort). L’évaluation du niveau de sollicitations se fait de préférence quantitativement lorsque cela est possible (niveau d’écoulement dans un chenal étroit…), soit semi-quantitativement en ayant recours à des grandeurs caractéristiques (contrainte tractrice, ordre de grandeur des vitesses, gradient hydraulique, etc.) ou à défaut qualitativement (prise en compte de l’effet des flottants par exemple).

Pour chaque bief structurellement homogène, les niveaux de résistance sont évalués soit quantitativement quand on peut se référer à une grandeur mesurable (par exemple la profondeur de protection parafouille) ou qualitativement (état de la protection) selon une échelle à cinq niveaux (très faible, faible, moyen, fort, très fort) pour chaque mécanisme de détérioration.

Le croisement entre les niveaux de sollicitations et de résistance se fait donc au final pour chaque bief hydrauliquement et structurellement homogène, pour chaque scénario et chaque mécanisme de détérioration, ce qui peut conduire à une décomposition en de très nombreux tronçons du système d’endiguement et une multiplicité de situations à prendre en compte. Il s’agit donc bien d’une adaptation de la démarche d’analyse de risques au contexte torrentiel, mais pas d’une simplification.

Bien entendu, dans la mesure du possible, il est préférable d’estimer et de s’appuyer sur des grandeurs caractéristiques pour conforter son dire d’expert.

 

Ces grandeurs caractéristiques, quelles sont-elles ?
Il s’agit des mêmes paramètres qu’en fluvial (hauteur, vitesse, contrainte …), mais leur détermination nécessite parfois des approches spécifiques au torrentiel. Pour évaluer le niveau d’écoulement, il est indispensable de prendre en compte le transport solide et son effet sur les niveaux en cumulant trois paramètres :

  • l’évolution systématique du fond du lit (le lit qui peut s’exhausser du fait des dépôts de matériaux dans le lit ou à l’inverse s’inciser en cas d’érosion du fond),
  • la respiration, qui désigne les évolutions aléatoires du lit,
  • et le niveau de l’eau qui n’est, parmi les trois paramètres, pas forcément le plus important en termes de hauteur.

Si on prend l’exemple d’un cône de déjection avec une décroissance de pente marquée, des dépôts importants de matériaux sont probables en crue pouvant atteindre plusieurs mètres (engravement massif du lit), alors que la hauteur d’eau ne dépassera guère l’ordre du mètre. Dans un tel cas si vous occultez le transport solide pour évaluer le risque de surverse, vous êtes sûr de vous tromper dans votre analyse.

Un autre cas typique est celui des lits larges à très larges, l’écoulement ne s’étale alors pas forcément sur toute la largeur disponible, mais se concentre en un ou plusieurs bras. Les écoulements peuvent divaguer fortement et impacter directement le parement de digue avec des niveaux de contraintes bien plus forts qu’en considérant un étalement des écoulements.

L’estimation de grandeurs caractéristiques est importante pour appuyer l’expertise, mais il faut avoir conscience que ce n’est qu’une approche simplifiée de la réalité, qui parfois sous-estime les sollicitations qui seront réellement appliquées aux ouvrages.

 

La définition des niveaux de protection d’un endiguement doit aussi inclure un risque résiduel. Comment fait-on en régime torrentiel ?
Le niveau de protection doit effectivement être déterminé en considérant un risque résiduel de rupture de 5 %, le principe étant tout simplement de considérer que le risque zéro n’existe pas. Comme tous les paramètres ne peuvent pas être quantifiées précisément en contexte torrentiel, il est parfois impossible de calculer une probabilité de défaillance. Dans ce cas nous avons recours à des probabilités conditionnelles semi-quantitatives, qui ont été classées par rapport aux "seuils" de probabilité résiduelle définis par l’arrêté du 7 avril 2017 (risque résiduel inférieur à 5 % pour le(s) scénario(s) 1 "niveau de protection" et 50 % pour le(s) scénario(s) 3 "niveau de danger"), auxquelles on associe des probabilités qualitatives (cf. tableau ci-dessous). Le niveau de protection est alors déterminé en se basant soit sur une probabilité de défaillance inférieure à 5 % lorsqu’elle peut être calculée, soit dans le cas contraire sur une probabilité de défaillance qualifiée de « limitée » au sens de l’annexe 3 de l’arrêté de 2019.

Pour notre part, nous retenons une gradation à 5 niveaux (très fort, fort, moyen, faible, très faible) plutôt que les trois niveaux minimums prévus à l’arrêté. Le niveau de protection est garanti si pour tous les mécanismes de rupture et pour tous les scénarios conduisant à un tel niveau d’écoulement, la probabilité de défaillance reste "faible".

Grille d’évaluation de la probabilité de défaillance - Équivalence entre valeurs semi-quantitatives et probabilité qualitative pour les probabilités conditionnelles de défaillance.

 

Vous parliez plus haut des difficultés de la modélisation des crues en torrentiel. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Dans les cours d’eau torrentiels, les évolutions morphologiques qui surviennent durant les crues peuvent modifier fortement les sections d’écoulement. Les écoulements torrentiels en sortant de leur lit peuvent également modifier la topographie des terrains submergés. En déposant leur charge sédimentaire, les eaux redeviennent agressives et creusent de nouveaux lits. Il est illusoire de vouloir modéliser les écoulements sur la base d’une topographie figée, alors qu’elle va fortement évoluer durant la crue à cause du transport solide et des phénomènes d’érosions, de dépôts et de divagations qui vont se produire. Dans ces conditions, l’utilisation d’outils de modélisation numériques 2D à géométrie fixe, conçus pour le fluvial, n’est pas adaptée, comme on l’a vu, pour les cônes de déjection ou le lit majeur de certaines rivières torrentielles à fortes pentes.

Ces outils 2D pourraient conduire à modéliser un étalement à forte vitesse sur une faible hauteur et une grande surface, alors que les écoulements tendent plutôt à se concentrer en un ou plusieurs bras fortement mobiles ravinant les terrains alentours.

 

Mais peut-on tout de même utiliser des modèles 2D ?
Si de tels modèles sont utilisés, un premier contrôle de pertinence consiste à vérifier que la gamme de vitesses obtenue est compatible avec l’hypothèse de non-érosion des terrains sur lesquels ils s’écoulent. En première approximation, elles ne devraient pas dépasser 2 à 3 m/s (à adapter selon la nature du terrain), ce qui est rarement le cas avec de fortes pentes. Leur utilisation devrait donc être exclue sur les cônes de déjection et en bordure de rivières torrentielles dès lors que les pentes dépassent 1,5-2 %.

Certains modèles numériques 2D couplent la résolution des équations de Saint-Venant et celles d’Exner pour modifier la géométrie du terrain durant la crue en fonction du transport solide. Bien que prometteurs, nous manquons encore de validations probantes de ces outils dans des contextes de fortes pentes où le caractère chaotique et aléatoire des divagations s’oppose parfois aux évolutions systématiques simulées par les modèles bidimensionnels. Leur utilisation devrait pour l’heure être réservée à des cas à très forts enjeux justifiant une calibration sérieuse de ces outils et des études de sensibilités poussées.

D’autre part, en zone d’étalement de laves torrentielles, l’utilisation de modèle numérique 2D peut aider à évaluer l’aléa. Malgré toutes les incertitudes qui persistent, elle paraît moins problématique qu’en charriage, puisqu’en s’étalant les laves torrentielles sont peu érosives et ne modifient donc pas la topographie initiale des terrains. Il existe toutefois plusieurs outils de modélisation qui n’utilisent pas les mêmes lois de comportement. Leur comparaison sur plusieurs cas réels bien documentés reste le seul moyen de connaître leur pertinence selon le type de laves torrentielles. Comme pour tout modèle, il est conseillé de recourir à une analyse de sensibilité sur les différents paramètres de calage (débit, volume, caractéristiques rhéologiques, etc.).  

Il persiste ainsi toujours de réelles difficultés pour modéliser les écoulements torrentiels en 2D, c’est pourquoi nous avons toujours recours à la modélisation des écoulements en 1D en utilisant des outils d’évolution du fond du lit (type EVOFOND mis à disposition par l’ONF-RTM) qui donnent des résultats du bon ordre de grandeur pour des lits étroits, du moment que les hypothèses retenues du scénario de référence sont elles-mêmes du bon ordre de grandeur, ce qui est fortement dépendant de la durée de la crue, du volume des apports solides, de la pente caractéristique des apports amont... d’où l’importance des approches préalables historiques et hydro-géomorphologiques pour déterminer ces hypothèses !

 

Ces analyses historiques sont donc particulièrement importantes ?
Oui, c’est essentiel. Les approches historiques, hydro-géomorphologiques, l’analyse du profil en long, les reconnaissances de terrain et les retours d’expériences (observations d’écoulement en crue et des dégâts post-crues) restent même la base de toute étude en torrentiel.

Les recherches historiques permettent de retrouver les caractéristiques des ouvrages (plans), les niveaux atteints et les défaillances éventuellement observées (REX sur les crues). Les analyses morphologiques permettent de relever les traces des événements passés (et ce, même en l’absence de données historiques) et les situations propices à des débordements ou à des défaillances. Les relevés LIDAR apportent maintenant un gain indéniable dans ce domaine, en complétant efficacement les reconnaissances de terrain et les recherches historiques.

L’expérience du chargé d’études est également primordiale dans ce contexte, car si l’estimation de certains paramètres peut maintenant être correctement approchée, notamment l’engravement systématique du lit à partir de formules de transport solide (sous réserve du choix des bonnes hypothèses), la détermination d’autres paramètres reste bien plus incertaine et fait encore une large place à l’expertise.

 

Le changement climatique est une réalité déjà prégnante en montagne. Dans quelle mesure vient-il aggraver les risques torrentiels ?
Il ne fait plus aucun doute que la hausse des températures est avérée, voir en accélération par rapport à certaines prévisions, pour autant il reste de nombreuses incertitudes. Il est encore difficile d’évaluer précisément l’impact sur les précipitations extrêmes, sur les inondations fluviales en métropole et encore plus sur les crues torrentielles, car les bassins versants en montagne sont petits et d’autre part il existe peu de séries de données, sur ces petits bassins versants, permettant d’évaluer les évolutions passées.

Comme le résumait une note de la DGPR en mars 2023 (3), les modèles climatiques annoncent une hausse des précipitations extrêmes dans la région Europe occidentale et centrale, même si sur la France « il n’est à ce jour pas possible d’établir une évolution significative des précipitations extrêmes, certains modèles prédisent une augmentation, d’autres une diminution. » Sur les tendances de crues et inondations l’incertitude est encore plus grande, puisque le risque de crue n’est pas uniquement climatique. Les inondations fluviales sont aussi liées à l’humidité des sols, à la couverture terrestre (artificialisation) et à la gestion humaine de l’eau. Pour autant, certaines modélisations identifient la possibilité d’un seuil de rareté des pluies (période de retour) « en-deçà duquel les crues générées baisseraient en ampleur et au-delà duquel elles s’intensifieraient. En Europe centrale, ce seuil serait de l’ordre des crues vicennales à cinquentennales ». A moyen terme, les périodes de retour associées aux niveaux de protection pourraient donc être à réévaluer, en fonction des avancées scientifiques sur l’impact du changement climatique sur les crues torrentielles.

Quoi qu’il en soit, dans un climat non stationnaire, l’entretien de systèmes d’endiguement et des dispositifs de protection d’une manière plus large reste de toute façon primordial, pour se prémunir des risques en montagne.

 

Propos recueillis par Thibault Lescuyer

 

* * *

Notes :

  1. Les départements où les RTM interviennent sont les suivants : 74, 73, 38, 05, 04, 06, 66, 09, 31, 64, 65
  2. Cette différenciation entre les protections passives et actives tranche avec celle qui est maniée en dehors de l’hexagone, où la « protection passive » désigne souvent l’affichage des risques à destination des populations et les procédures d’alerte et d’évacuation.
  3. Note de la DGPR - mars 2023 : Analyse du rapport du GIEC et questionnement pour la prise en compte du changement climatique dans les politiques de prévention de risques naturels.

 

Pour approfondir :

Kuss D., Quefféléan Y., Carladous S., Martin R. -  EVOFOND : un modèle 1D pour la simulation des processus d’érosion et de dépôt survenant au cours de crues torrentielles intenses - Colloque TSMR – CFBR « Transport sédimentaire : rivières & barrages réservoirs », Saclay, du 15 au 17 mars 2022

Piton, G., Carladous, S., Marco, O., Richard, D., Liebault, F., Recking, A., ... & Tacnet, J. M. (2019). Usage des ouvrages de correction torrentielle et plages de dépôt : origine, état des lieux, perspectives. La Houille Blanche, (1), 56-67.

Piton G, Carladous S, Tacnet JM. (2022). Caractérisation des sous-scénarios de crues et des probabilités conditionnelles associées - Application à la problématique des crues torrentielles : approche et cas d’étude. Commissariat général au développement durable (CGDD)

Quefféléan Y., S. Carladous, G. Piton, D. Kuss, M. Fouquet, R. Tourment - Spécificités des systèmes d’endiguement et de l’analyse de risque en contexte torrentiel - In : Proc. of the Conf. Digues Maritimes et Fluviales de Protection contre les Inondations. 2019.

Article France Digues : Comment Grenoble sécurise ses torrents

 

Contributeur

thibault lescuyer

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