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Espèces protégées : comment (bien) les traiter sur un chantier

Retour d'expérience


illustration Espèces protégées : comment (bien) les traiter sur un chantier

Sur fond de sixième extinction de la biodiversité, les maîtres d’ouvrage des systèmes d’endiguement doivent anticiper la présence d’espèces protégées sur leurs chantiers. Anticiper, pour ne pas risquer une découverte tardive paralysant les travaux : tels sont les enseignements de l’expérience vécue par l’équipe « gémapienne » de l’agglomération de Troyes. Elle a dû composer avec la présence d’une variété protégée de moules d’eau douce, « unio crassus ».

« Une moule bloque le chantier de la digue de Fouchy », titrait l’Est Eclair le 31 mai 2019. L’article signalait la découverte d’une espèce protégée de mollusque bivalve, la mulette épaisse, sur le chantier de réhabilitation de la digue de Fouchy à Troyes. Fort heureusement la découverte de ces moules d’eau douce dans la Seine a été réalisée avant le début effectif du chantier. « Nous avons évité le pire, qui aurait été une découverte tardive, une fois les travaux commencés, entrainant des destructions incontrôlées des moules et des retards longs sur le planning», explique Benjamin Morassi, chef du service Etudes et Planification à l’agglomération de Troyes et correspondant de France Digues. A la demande de France Digues, il a accepté de partager cette expérience, pour alerter ses pairs sur les précautions à prendre. La problématique est assez nouvelle chez les gestionnaires de digues, et elle peut se révéler compliquée, constate Romain Colin, l’hydrobiologiste spécialisé, gérant de Tinca environnement, qui a réalisé l’inventaire des moules pour l’agglomération de Troyes. « Il y a parfois beaucoup de crispation chez les maîtres d’ouvrage avec les espèces protégées». Car il n’est pas toujours facile de concilier le respect de ces espèces vivantes avec les contraintes de délais sur les chantiers. L’expérience de l’agglomération de Troyes montre qu’on peut y arriver.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lever le doute au plus tôt

A Troyes, la communauté d’agglomération venait tout juste de notifier l’important marché de la réhabilitation de la digue de Fouchy – un chantier de protection contre les inondations qui s’étale sur 2,3 km - quand elle a pris la décision d’effectuer un inventaire de la présence de la mulette épaisse. « Suite à des discussions avec le représentant de l’Agence Française pour la Biodiversité (AFB), il y a eu un doute sur la présence des moules. Nous avons voulu lever ce doute au plus vite », explique Benjamin Morassi. Depuis son inscription sur la liste des espèces protégées en 2007, c’est la première fois que la question de sa présence se posait à Troyes.

Le risque était important, car ce chantier est le dernier « gros » chantier prévu dans le cadre du Plan Submersion Rapide porté par l’agglomération, sur un « territoire à risque d’inondation » (TRI). Or si une espèce protégée, même minuscule, est découverte, la réglementation peut nécessiter de stopper les travaux, pour une durée qui peut être longue, le temps d’instruire un « dossier de demande de dérogation à la protection des espèces protégées ».

Pour y voir clair, l’agglomération a donc pris contact avec un bureau d’étude, Tinca Environnement, spécialisé sur les invertébrés aquatiques. Celui-ci a été missionné pour effectuer une campagne d’inventaire de l’espèce « unio crassus » sur tout le linéaire des travaux et pour réaliser un rapport détaillé indiquant notamment sa géolocalisation par rapport au chantier et retraçant l’impact des travaux sur sasurvie et son habitat. Première recommandation : « réaliser l’étude d’impact en même temps que l’inventaire, car les deux documents seront nécessaires s’il faut faire la demande de dérogation et cela permet d’aller plus vite », explique Romain Colin.

 

Inventorier l’Unio crassus

Depuis 2013, l’hydrobiologiste a réalisé plus de 25 inventaires de l’espèce « unio crassus » sur la région Grand Est, la plupart sur le bassin versant Rhin-Meuse et désormais aussi sur la Seine. La moule protégée y est-elle en régression, ou en augmentation ? C’est très difficile à dire, car les inventaires sont récents et l’animal peut vivre une vingtaine d’années. Une chose est sûre : dès lors que l’espèce a été identifiée sur un cours d’eau, elle peut s’établir ailleurs sur le bassin versant et les inventaires deviennent de plus en plus recommandés.

Pour effectuer ses inventaires, l’hydrobiologiste, également plongeur professionnel, recourt à deux techniques visuelles : inspection du bas des berges à pied muni d’un « aquascope »  et plongée pour inspecter les pieds de digue. A Troyes, «la difficulté était surtout la présence d’enrochements, la mulette pouvant s’abriter dessous, elle n’y est pas facile à identifier », raconte Romain Colin. En quatre jours d’inspection, l’expert a pourtant localisé une cinquantaine de moules et plusieurs zones de micro-habitat, comme des petits bancs de sables protégés du courant. Cinquantaine? C’est « une faible densité », mais c’est suffisant pour devoir solliciter une dérogation auprès des services déconcentrés de l’Etat, conformément aux dispositions de l’article L. 411-1 du Code de l’environnement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Séquence « Eviter Réduire Compenser »

Dès lors qu’une espèce protégée est identifiée, la démarche de protection et de dérogations éventuelles est cadrée suivant la séquence « Eviter Réduire compenser » (ERC). Celle-ci établit une hiérarchie de priorités, où l’évitement des destructions d’habitat doit être privilégié, avant la réduction des impacts qui elle-même passe avant la compensation des destructions. Cette séquence a été appliquée à Troyes, en respectant les contraintes de protection des habitations contre les inondations. Premièrement, le projet a été adapté localement, à chaque fois que cela était possible, constituant ainsi les mesures d’évitement. S’agissant des mesures de réduction, des opérations de capture des espèces ont été menées afin de les déplacer en amont du chantier sur un site de transfert repéré et identifié par l’hydrobiologiste. En termes de compensation, la rugosité de la digue a été augmentée par endroits, en disposant les parties anguleuses des enrochements vers l’extérieur, afin de favoriser la création de micro-habitats favorables à l’implantation de l’espèce. «Nous avons aussi proposé de recréer des micro-habitats, en disposant des épis au bout d’enrochements», explique Romain Colin.

 

 

 

 

 

Micro-habitats créés pour favoriser la recolonisation de la digues par les moules

Toute la partie du processus administratif demande « une bonne interdisciplinarité et un travail d’équipe », constate Benjamin Morassi. Du point de vue de l’environnement, il s’agit de préserver en priorité les « micro-habitats », comme des petits bancs de sable protégés du courant, dans le cas de la mulette.

Eviter un retard, s’entourer de spécialistes

« Tout est allé assez vite, le chantier n’a été retardé que de trois mois et il devrait se terminer au printemps 2020 », explique aujourd’hui Benjamin Morassi. « De l’inventaire jusqu’au dossier de dérogation, le processus peut durer 6 mois, c’est souvent un vrai contre-la-montre », prévient Romain Colin. Quand la présence d’une espèce protégée est avérée, il convient de réaliser un dossier de demande de dérogation à la protection des espèces, conformément aux dispositions des articles L.411-1 et L.411-2 du code de l’environnement, auprès du service instructeur de la DREAL (1). La DREAL en examine la complétude et la qualité. Puis un avis est sollicité auprès d’une instance consultative, qui diffère selon le type de demande (projets d’aménagements soumis à étude d’impact : avis simple du Conseil National de la Protection de la Nature, pour les autres cas : avis simple du Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel (CSRPN). Parallèlement, toutes les demandes de dérogation font l’objet d’une consultation du public via le site Internet du service instructeur. Ce dernier propose alors un projet d’arrêté préfectoral, et c’est le Préfet qui prend la décision finale. Dans le cas exceptionnel où la dérogation concerne l’une des 38 espèces de vertébrés protégées menacées d’extinction en France et listées dans l’arrêté du 9 juillet 1999 modifié, la décision est prise par le Ministre en charge de l’environnement.

Le scénario à éviter, et qui ne s’est heureusement pas produit à Troyes, est celui où les réadaptations au projet initial et le dossier de dérogation ne sont pas jugés suffisants par les services de l’Etat, au point de nécessiter la refonte, voir l’abandon du projet. Pour éviter ce genre de désagrément, les gestionnaires de digues ont intérêt à se rapprocher des représentants de l’Agence Française pour la Biodiversité en amont des travaux. « La liste des espèces protégées est tellement longue qu’il est impossible de toutes les maîtriser ! », remarque Benjamin Morassi. Quant à Romain Colin, il recommande de faire appel à des bureaux d’études spécialisés sur les milieux aquatiques, , voire à des experts en mollusques : «Malacologues », selon la terminologie. Enfin, il conseille d’intégrer dès la phase des études une campagne d’inventaire sur l’emprise d’un chantier.

 

 

 

 

 

(Note 1) DREAL = Direction régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement. Il s’agit d’un des services « déconcentrés » de l’Etat en région.

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Contributeur

thibault lescuyer

Structure

test asso

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