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Avis d’expert - Jean-Marc Tacnet : « il faut prendre du recul avec les analyses coût-bénéfice »

Retour d'expérience


illustration Avis d’expert - Jean-Marc Tacnet : « il faut prendre du recul avec les analyses coût-bénéfice »

Avis d’expert - Jean-Marc Tacnet :

« il faut prendre du recul avec les analyses coût-bénéfice »

Pour bénéficier des financements de l’Etat via le fonds « Barnier », les concepteurs d’ouvrages de prévention contre les inondations doivent effectuer des analyses coût-bénéfice (ACB). Mais d’autres outils d’aide à la décision, « multi-critères » permettent d’accompagner les choix des élus : c'est ce que plaide Jean-Marc Tacnet, Ingénieur/Chercheur à l’INRAE.

Analyse coût-bénéfice (ACB) ou Analyse coût-bénéfice étendue, ces outils d’aide à la décision sont requis par les services de l’Etat pour prétendre au financement du fonds de Prévention des Risques Naturels Majeurs (Fonds Barnier) via un Programme d’Actions de Prévention des Inondations (PAPI), dès lors qu’un aménagement de plus de deux millions d’euros est voulu (1). Quels sont les attendus et limites d’une ACB et d’une ACB étendue ? Que peut-on mettre derrière le terme d’analyses « multi-critères »  et quelles méthodes lui sont associées ?  Jean-Marc Tacnet, chercheur à l’INRAE (ex Irstea), est l’auteur de plusieurs publications scientifiques sur le sujet (voir ses publications et travaux). Interview.

Mots clé : #PAPI #ACB #analyse économique #aide à la décision #AMC # GEMAPI

(1) Le cahier des charges régissant les PAPI stipule : « une AMC doit obligatoirement être réalisée quand le coût total d’un groupe d'opérations structurelles cohérentes d'un point de vue hydraulique est supérieur à 5 M € hors taxes. Pour les groupes d’opérations structurelles cohérentes d'un point de vue hydraulique d’un montant compris entre 2 M € et 5 M € HT, seule l’ACB est obligatoire (les autres critères de l’AMC sont facultatifs) ».

Jean-Marc Tacnet, en quoi consistent les analyses coût-bénéfice (ACB) qui doivent être effectuées par les concepteurs des PAPI ?

J-M. T. L’Analyse coût bénéfice (ACB) « classique » chiffre en euros les dommages évités grâce à l’ouvrage escompté, qui peut être une digue de protection. Ces dommages évités, c’est le « bénéfice » ou coût évité, que l’on va comparer aux coûts de construction et de maintenance de l’ouvrage. Les calculs portent sur les logements, les entreprises et les établissements publics situés en zone à risque. Ils s’appuient sur des « courbes de dommage ». Pour une crue associée par exemple à une certaine hauteur d’eau, ces courbes permettent d’estimer un taux de dégât. En le multipliant par la valeur de l’objet, on obtient l’estimation financière du dommage qui risque d’arriver si on ne faisait rien. L’ACB va ensuite comparer la réduction du dommage obtenu grâce à l’ouvrage au coût de l’ouvrage lui-même. Le tout est actualisé pour tenir compte de l’inflation.

Depuis 2018, le cahier des charges des PAPI demande des ACB « étendues » qui prennent en compte des critères non économiques : or vous dites que ce n’est pas une analyse multi-critères au sens strict ?

J-M. T. Effectivement, la version 3 du cahier des charges qui encadre les PAPI a introduit la notion d’ACB étendue. Elle exige ce qu’elle appelle une analyse multi-critères (AMC@PAPI) pour les opérations d’aménagement d’un montant supérieur ou égal à 5 millions d’euros (HT). Cette démarche distingue des critères monétaires associés à la notion de dommages et d’autres critères non monétaires pour des enjeux de santé humaine, d’environnement et/ou de patrimoine culturel. On obtient au final une sorte de tableau de bord qui exprime les gains relatifs pour les critères monétaires d’un côté et les gains non monétaires de l’autre. Mais ils ne sont pas regroupés ou agrégés sous forme d’une évaluation de synthèse.

Quelles sont les différences entre cette ACB étendue et une analyse multi-critères au sens strict ?

J-M. T. L’aide multicritères à la décision au sens strict, telle que je la préconise, peut envisager toutes sortes de critères qui ne sont pas toujours monétisables, qu’ils soient environnementaux, sociaux, culturels, patrimoniaux et qu’ils soient évalués de façon quantitative ou qualitative (par exemple impact faible, moyen, fort). Elle va permettre de combiner les critères en prenant en compte la préférence ou l’importance que l’on veut accorder à chacun d’entre eux. Ces critères peuvent donc être agrégés sans toutefois être obligé de passer par une évaluation selon un indicateur unique (monétaire par exemple).

Quels intérêts voyez-vous à ce cadre d’analyse multi-critères ?

J-M. T. Il est particulièrement adapté dans les cas de décisions complexes, tels que ceux associés à la GEMAPI, quand on ne peut pas tout mesurer, quantifier et que l’on sent bien que l’on préfère une solution par rapport à une autre. Avec cette approche multi-critères, c’est un peu comme si on était capable de comparer des choux et des carottes en pouvant aussi expliquer et justifier pourquoi on préfère les carottes (!). Dans notre contexte d’application, cela revient, par exemple, à pouvoir considérer aussi bien des critères techniques, économiques, sociaux qu’environnementaux.

Le terme « multicritères » a donc plusieurs sens ?

J-M. T. Oui et il peut y avoir une confusion liée à son utilisation. On peut en effet faire une analyse en s’intéressant à plusieurs domaines tels que la protection contre les inondations, l’impact environnemental, social, mais sur la base d’un seul critère qui reste monétaire. Dans ce cas, il faut donner une valeur en euros à tous les critères et notamment l’effet des mesures sur les différents plans. Les analyses coût-bénéfice (ACB) suivent ce principe.  L’extension de l’ACB en la qualifiant d’AMC (AMC@PAPI) a introduit la prise en compte d’autres critères décrits plus hauts, mais le cœur de la méthode reste majoritairement de type économique.

Pourquoi invitez-vous les décideurs « Gémapiens » à ne pas se limiter aux ACB, même étendues ?

J-M. T. Attention je ne dis pas que les AMC exigées dans les PAPI (AMC@PAPI) sont inutiles ! Chaque outil d’aide à la décision est lié à un contexte particulier et cette méthode correspond au besoin du décideur (ici l’Etat) devant gérer l’attribution de crédits pour la lutte contre les inondations. D’où l’approche économique de l’ACB qui reste incontournable et légitime. Pour autant, une telle ACB, même étendue, ne permet pas forcément aux décideurs locaux d’arbitrer entre différents scénarios, ni de prendre en compte complètement, dès le départ, des critères de préservation des milieux aquatiques et terrestres, ni des critères patrimoniaux ou paysagers. Par exemple, la prise en compte des critères environnementaux dans l’ACB étendue (AMC@PAPI) concerne respectivement le nombre de stations de traitement des eaux, de zones de stockage de déchets, de sites dangereux en zone inondable (indicateurs P8 à P10). Ceci a certes un lien avec des aspects environnementaux, mais peut-être pas totalement dans l’esprit de mise en œuvre de la GEMAPI.  Au final, les deux approches sont donc complémentaires.

Tableau : indicateurs pour une AMC@PAPI (voir le guide méthodologique 2018 : analyse multicrière des projets de prévention des inondations)

Vous avez testé une AMC avec le syndicat mixte du bassin versant du Buëch (SMIGIBA). En quoi cela consistait-il ?

J-M. T. Avec le SMIGIBA, nous avons testé une méthode d’analyse multi-critères de type AHP : « analytique hiérarchique priorisée » (Analytic Hierarchy Process - AHP - développée par Thomas Saaty dans les années 1980). Cette méthode n’est pas exempte de défauts d’un point de vue scientifique, mais elle présente l’avantage considérable d’être simple à comprendre et à mettre en œuvre. Dans le cas présent, Il s’agissait, sur un secteur du bassin versant du Buëch où les digues étaient dégradées, d’évaluer différents scénarios - confortement simple, arasement ou recul des digues - en prenant en compte toute une batterie de critères, économiques, techniques, environnementaux et socio-culturels. Il y avait un enjeu environnemental important, puisque nous étions en présence d’une rivière naturelle mais aussi un enjeu patrimonial lié à l’historique de mise en place des protections en lien avec une activité agricole séculaire.

La rivière du Buëch présente un patrimoine environnemental remarquable. Elle est confrontée à de multiples objectifs de gestion notamment la  protection contre les inondations et la préservation des milieux

Et que retenez-vous de cette expérimentation ?

J-M. T. D’après notre analyse, présenter dès le début les principes de calcul et les fondements scientifiques tel que nous avions l’habitude de le faire s’est avéré inefficace. Nous avons donc développé une approche beaucoup plus pédagogique pour faire comprendre le principe et permettre l’appropriation de la méthode en la testant dans un atelier avec des élus locaux et acteurs techniques mais aussi lors de sessions de formation dédiées expérimentées par la suite. Il en est ressorti que la phase initiale, qui définit le cadre de décision est probablement la phase la plus riche du processus. A partir du moment où on s’est posé les questions sur ce qu’on veut décider, sur ce qui est important ou pas, on a déjà une autre vision, beaucoup plus large, du problème. Présentée ainsi, cette démarche paraît simple. Elle résulte cependant d’un gros travail de recherche et développement notamment dans le cadre d’un projet européen nommé naiad (http://naiad2020.eu/). Dans ce cadre, INRAE a développé et décrit une approche dite de conception hybride associant des analyses expertes, d’ingénierie hydraulique, écologique et des approches d’aide à la décision.

Comment les élus ont-ils réagi ?

J-M. T. Au départ, les élus pensaient être d’accord, ils croyaient avoir une idée très claire des critères importants pour eux. L’AMC leur a permis de se rendre compte que ce n’était pas le cas, qu’ils n’avaient pas le même avis et qu’une méthode indirecte de comparaison par paires conduisait à les faire choisir un résultat différent que celui qu’il pensait être leur préféré : elle a permis d’enclencher la discussion, d’objectiver les préférences de chacun et donc les désaccords. L’AMC, dans cette optique, est utile à la concertation et même à la co-construction des scénarios.

L’outil AMC AHP est-il facilement mobilisable ?

J-M. T. Dans une première approche, nous avions voulu garder les critères de l’AMC étendue (au sens PAPI) pour montrer que « relier les deux mondes » était possible. Ceci aboutissait forcément à un outil complexe.  Nous avions plus de 60 critères : pas simple à expliquer ! En fait, le principe de l’approche n’est pas de demander au décideur d’appréhender une série de 60 critères. Beaucoup d’entre eux résultent d’analyses techniques amont pour lesquelles il faut faire confiance aux hommes de l’art (voir figure, approche hybride). Par contre, il est utile, en dernier ressort de comparer les critères de niveau supérieur et nous en avons identifié quatre à la suite de nos échanges. Est-ce qu’on préfère préserver l’environnement plutôt que le patrimoine foncier, l’économie prévaut-elle sur la protection, etc. C’est à ce niveau où les décideurs, élus doivent être mobilisés.

Que conseillez-vous aux gestionnaires qui veulent manier une AMC ?

J-M. T. « Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous tendez à voir tout problème comme un clou », disait Abraham Maslow. Cela peut être aussi le cas dans le domaine de l’aide à la décision. Un modèle d’aide à la décision correspond toujours à un problème, un contexte donné en terme d’acteurs, d’échéance temporelle, d’étendue spatiale. Il faut commencer par préciser ce qu’on veut décider et décrire les solutions, les alternatives que l’on veut choisir, trier, comparer. Une démarche d’AMC peut intervenir avant, ou après une ACB. L’aide multicritères à la décision peut aider les élus et les acteurs techniques à avoir une vision plus globale et intégrée des enjeux de protection, de préservation des milieux et de l’environnement, des impacts sociaux et patrimoniaux. En ce sens, cela peut aussi permettre de mettre en avant les atouts de certains projets, utilisant aussi des solutions fondées sur la nature, les combinant avec du génie civil pour espérer prétendre à des financements des agences de l’eau, par exemple, sur les volets de gestion, restauration des milieux aquatiques.

Vous êtes aussi spécialiste des risques en montagne. Quel est l’intérêt des ACB et des AMC dans ces contextes ?

J-M. T. Concernant les ACB « classiques » appliquées au contexte de l’hydraulique et des crues fluviales, elles ne sont pas évidentes à manier en contexte de montagne torrentiel, car les torrents et rivières torrentielles entrainent d’autres types d’effet que la simple submersion par de l’eau telle qu’observée en plaine. On va ainsi observer des impacts, des dépôts, de l’érosion, les fondations des bâtiments sont déstabilisées. Dans ce contexte, il n’y a pas ou peu de courbes de dommage associées à ces phénomènes, ce qui pose déjà un problème pour quantifier le risque puis pour caractériser l’efficacité des ouvrages comme on le fait dans le contexte fluvial. Appliquer les ACB dans ce contexte entraine donc un niveau de complexité supérieur. Pour certains ouvrages, nous préconisons d’ailleurs de ne même pas essayer. Des travaux récents précisent ces limites et suggèrent des moyens pour les gérer. Quant au multicritère, il garde tout son sens. Si on prend un peu de hauteur, les analyses multicritères semblent tout à fait intéressantes pour aider à définir une stratégie de gestion intégrée des risques naturels. Elles peuvent par exemple  être mobilisées dans le cadre des futures « stratégies territoriales pour la prévention des risques en montagne », pour reprendre les termes de l’appel à projet récent du ministère de l’écologie (StePRiM).

Finalement, les outils AMC permettent de prendre des décisions et de faire de la concertation. Pour conduire une concertation rapide avant décision, quels sont les points clé à ne pas oublier ?

J-M. T. Dans tous les cas, il y a intérêt, du moins au début, à être accompagné par un analyste qui va permettre et faciliter cette co-construction. Sur le fond, il faut aussi garder à l’esprit que l’expertise technique reste indispensable. Toute solution de réduction du risque y compris celles dites fondées sur la nature doit avoir prouvé sa capacité technique en termes d’effet hydraulique, d’impact écologique, géomorphologique. Les impacts environnementaux doivent aussi avoir été évalués par des spécialistes. Ensuite, ces spécialistes doivent faire preuve d’ouverture d’esprit. Car pour concilier les enjeux environnementaux et de protection contre les inondations, aucune technique seule ne suffit : il faut à la fois être un ingénieur hydraulicien, génie civil, écologue, économiste, sociologue. C’est donc un question d’intégration pluridisciplinaire.

Et du côté des élus décideurs, quelle posture conseillez-vous ?

J-M. T. De la part des acteurs et décideurs, il me semble qu’il faut aussi accepter d’expliciter pourquoi et comment on décide. C’est à la fois enrichissant, fructueux mais aussi potentiellement déstabilisant car cela peut conduire à se dévoiler, montrer ce qui est important ou pas, s’exposer à des avis contraires. D’un autre côté, le processus s’éclaircit, devient traçable. La démarche est alors une véritable aide à la décision.

Pour approfondir :

L’article paru dans la revue Sciences Eaux & Territoires : « Aide à la décision par l’application de la méthode AHP (Analytic Hierarchy Process) à l’analyse multicritère des stratégies d’aménagement du Grand Büech à la Faurie ». novembre 2018.

https://revue-set.fr/article/view/6790

Contributeur

thibault lescuyer

Structure

test asso

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